Portrait croisé de Fabrice et de son violoncelle
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Sa fiertéMa fierté aujourd’hui est d’être un citoyen actif qui travaille, qui paye ses impôts tout en vivant la passion de la musique. Je suis dans la transmission, l’accompagnement et le tout dans un monde ou les défis sociaux, environnementaux se multiplient. Je suis un acteur vivant !
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Le portrait De FABRICE RAMOS est un « portrait croisé » entre lui et… son violoncelle.
En voici quelques extraits afin de vous donner envie de le lire plus amplement.
… On m’a fait un don, un miroir à travers lequel se révèlent les fractures, qui fait vibrer les faiblesses, les considérer, c’est quelque chose d’essentiel, de faire avec et de s’exprimer (…) avec lui, tous les deux, des fois, on se jette dans le vide.
J’ai déclaré une rétinite pigmentaire et à l’âge de 19-20 ans (j’ignorais alors que j’avais un problème), ça a commencé par une confusion des couleurs… examens puis… arrive un courrier avec la mention « probablement syndrome de Stargadt ou rétinite pigmentaire » …
… J’ai commencé à nourrir un déni à cause du mot « probablement »… Le déni a duré longtemps, je me suis marié et j’ai eu 4 enfants. J’ai commencé à me cogner, beaucoup… mais ce n’était jamais de ma faute : trottoir trop haut, rambarde trop basse, le coin de la rue n’était pas comme il fallait… jusqu’au jour où j’ai été mis au pied du mur… gros crack psychologique.
… Fin du déni avec une cure de sommeil et début de la re-naissance. Un cheminement passionnant, un cheminement étonnant, qui fait passer par des moments de colère, de frustration car on doit quitter quelque chose qu’on pensait détenir définitivement, et on fait la découverte de terres inconnues … / … Il y a eu une « révolution » de ma personne…
… Je trouve que c’est très amusant d’imaginer les différentes personnes qui sont passées derrière mon violoncelle … /… C’était la fin de cette ère de musicien pour moi. Il a fallu qu’après le déni, dans ma reconstruction, il y ait une nouvelle rencontre entre l’instrument et moi et qu’il y ait une réconciliation, que je fasse avancer la conception tellement restrictive que le conservatoire m’avait donnée que le musicien n’existe qu’à travers l’interprétation… je découvre le répertoire de la musique jazz, la musique orale…
… Aujourd’hui, je me suis remarié, une nouvelle rencontre, pas un nouvel épisode, le même film qui continue, c’est la même vie… avec l’amour que j’ai avec mon épouse actuelle, amour différent car il n’est pas bâti sur la même personne ou le même enracinement que celui de mon premier mariage. J’ai accepté d’être aimé, mais j’étais un glaçon : il m’a fallu plusieurs années pour oser aimer !
… Le regard des gens sur moi, aujourd’hui, il glisse, il ne m’altère pas. J’ai conscience des questions qui existent dans leur regard sur mon handicap, mais il y a quelque chose qui s’est déconstruit par rapport à quand j’étais voyant. Avant, j’étais quelqu’un de probablement égoïste avec un jugement ultra rapide sur les situations, les gens…
… j’ai la sensation d’avoir un horizon bien plus ambitieux et libre que ce que je pouvais avoir auparavant où j’étais contraint par une espèce de « dictature des images »
Je me sens inclus dans la vie, avant j’étais inclus dans un mode de vie, la modalité a sauté : aujourd’hui je suis « juste » inclus dans la vie…
Alors, vous voulez en savoir plus ?
C'est ici !
Quels parallèles entre Fabrice et le violoncelle ?
(sourire)
Le Violoncelle est un « objet transitionnel ». Un être, fait de matière vivante : le bois. C’est un être qui ne demande qu’à s’animer et à prolonger ce que je ne suis pas toujours capable de dire.
Un vrai complice.
Dans ce violoncelle daté de la fin du 17ème siècle que l’on m’a offert, j’ai été profondément touché par son apparence laissant apparaitre les blessures et fractures du temps. Là, nous nous ressemblons beaucoup !
Il est important à mon sens d’accueillir, de respecter les traces heureuses ou malheureuses du passé.
Il y a l’instrument et ce qui le rend vivant, jouer, aller au-delà, des rencontres… toi, tu vas au-delà aussi…
Oui, avec lui, tous les deux, des fois on se jette dans le vide en faisant confiance à l’inspiration musicale de l’instant.
Dernièrement, lors d’une cérémonie religieuse dans un contexte chrétien, particulièrement solennelle, on nous a confié un temps assez long dédié à l’invention musicale. Ma femme, installée juste derrière moi me décrivait ce qui se passait, je n’ai joué ni du Bach, ni du Fauré, mais les images que je reconstruisais dans ma tête.
Une complicité aussi avec ta femme qui te donne des images, pourquoi cette reconstruction ?
Pour que mon invention soit conduite par le réel auquel je n’ai plus accès pleinement… Je suis non voyant. Le cérémoniel, les expressions de chacun, les regards, je ne les connais plus…
Je suis atteint d’une rétinite pigmentaire. Les premiers symptômes dérangeants se sont manifestés à l’âge de 19-20 ans. (Jusque-là j’ignorais complètement ce que la seconde partie de ma vie allait devenir).
C’est une confusion dans la perception des couleurs qui m’a poussé à consulter un ophtalmologue. Après une série d'examens je reçois chez mes parents un courrier présentant les résultats. Je ne me doutais pas que dans ces instants se jouait une articulation importante de mon avenir. Il y avait bien noté un désordre sévère de la perception des couleurs mais il y avait surtout en guise de diagnostic cette phrase : Vous êtes « probablement atteint du syndrome de Stargadt ou d’une rétinite pigmentaire ». Le médecin n’a pas donné plus d’explications ni de recommandations.
J’ai commencé inconsciemment à nourrir un déni, à cause du mot « probablement » … Ce sont ces quelques lettres que je n’ai pas considéré avec lucidité. Ma naïveté estudiantine et le plaisir d’une vie artistique intense m’ont aveuglé avant la rétinite pigmentaire.
Le déni a duré environ 12 ans … Durant cette période, je me suis établi comme musicien intervenant. Je me suis marié et j’ai eu 4 enfants formidables. Au fil du temps l’épaisseur du déni jusque-là bien nourri a commencé à fondre. Je me cognais, souvent… mais ce n’était évidemment jamais de ma faute : trottoir trop haut, la rambarde trop basse, la porte mal fermée et autres obstacles en plein milieu du passage devenaient insupportables. J’avais l’impression d’être persécuté. L’univers se cognait contre moi et c’est à l’usure qu’il a fait vaciller mon équilibre que j’imaginais bien planté.
Sur mon lieu de travail, un jour d’astreinte téléphonique, je me suis rempli d’angoisses. Je ne comprenais pas vraiment ce qui m’arrivait. Le harcèlement des objets environnants qui me percutaient à longueur de journée a épuisé ma résistance. Une sorte de vide s’est installé en moi et j’ai eu vraiment l’impression que le sol s’ouvrait sous mes pieds. Les pensées tournaient dans ma tête à une vitesse folle. Impression de voie sans issue. Impossible de continuer le chemin jusque-là aisé. C’était le gros crack psychologique. Bien sûr que j’ai eu envie de mettre fin à cette vie qui ne savait plus me proposer d’alternative, d’horizon. Dieu merci, je ne suis pas passé aux actes suicidaires pourtant si proches. Ils promettaient la fin du harcèlement des objets et donc une forme de liberté.
Ce que ce mauvaises pensées ne promettaient pas, c’était la joie et c’est ce qui m’a protégé.
Fin du déni
Cure de sommeil
Soins psychologiques au travers d’un accompagnement de grande qualité dans un centre de repos ont laissé entrevoir enfin, une re-naissance. Un cheminement se remettait en place et le champ des possibles redevenait vivant.
Dans un centre dédié à la réadaptation fonctionnelle en basse vision, j’ai rencontré d’autres personnes dans la même situation que moi. Nous nous sommes beaucoup parlé et soutenu. Echanges de techniques et d’astuces de compensation du handicap ont commencé à remplir le vide de la frustration. Un cheminement passionnant, un cheminement étonnant, qui fait passer par des moments de colère, de doute puis finalement on découvre des terres inconnues…
Il y a eu une « révolution » de ma personne… la maman de mes enfants a vu tellement de changements qu’elle ne trouvait plus la représentation qu’elle s’était faite de son mari. Elle est partie.
Ton violoncelle aussi a connu des départs, des reconstructions…
Du fait du handicap visuel, je me suis fâché avec le violoncelle. J’ai stoppé sa pratique durant au moins 2 ans. De culture classique la musique était intimement liée à la lecture de la partition. J’avais tellement passé de temps à domestiquer le solfège qu’il n’était pas encore concevable de pratiquer la musique autrement, sans partition !
Il a fallu qu’il y ait une nouvelle rencontre entre l’instrument et moi. Une réconciliation : puisque la musique écrite n’était plus accessible, il fallait découvrir les traditions orales, l’improvisation. Les répertoires jazz et traditionnel se sont posés comme de véritables nouveaux compagnons de route.
Donc tu penses que tu es allé plus loin avec ce jeu d’improvisation ?
Oui, et c’est un plaisir fou que de se lâcher, de lâcher prise avec l’héritage de l’ancienne vie codée. Oser jouer tout et rien, une seule note ou des centaines, une émotion, un ressenti… jouer partout où l’opportunité se présente et donner les sons à qui en veux …
Un lundi matin de début de grèves à Montparnasse je m’y suis rendu et j’ai joué, juste pour ‘sentir’ la contrariété des gens et la passer à la moulinette de mon violoncelle pour la transformer en sourire… un barman m’a spontanément offert un café. Le jeu instrumental était facile malgré le stress environnant, mes objectifs bien établis étaient imperméables à la grogne générale. La musique de mon instrument s’est mélangée et plusieurs personnes ont manifesté un petit intérêt pour ces quelques secondes d’évasion. Victoire ! …
J’ai joué aussi pour des adolescentes en grande difficulté psychologiques. On a construit ensemble un petit jeu musical où chacun avait un rôle à interpréter. Les adolescentes sur un violoncelle prêté jouaient une sorte de bourdon en pizzicati. Dès la stabilité du jeu en pizz installée, j’ai laissé parler mon cœur et mon instrument pour que l’instant soit heureux et profond. Ça a délié les langues de quelques bavardages qui avaient besoin de s’exprimer. Mon regard absent ne pouvait pas être intrusif. Pas d’image et pas de jugements ni évaluation. Nos violoncelles chantaient un autre langage et elles en étaient complices avec leurs pizz.
Moments de bonheur
Ton parcours professionnel est aussi fait de changements, mais en creusant quelque chose.
Quand j’ai craqué nerveusement, vers 30 ans, j’ai perdu confiance en moi, perte de confiance dans tous les domaines… les choses du quotidien, mais aussi dans ma capacité intellectuelle, ma capacité à être une personne équilibrée, d’être aimé… le doute s’installe… Pour comprendre ce qui m’arrivait, j’ai repris des études, en psychologie en préparant un diplôme en art-thérapie. Au début de la formation, l’objectif du diplôme semblait strictement utopique. La démarche était juste liée au fait de m’occuper et vivre une expérience qui pourrait m’aider à intégrer mon handicap. Au fil de la formation j’ai évolué et la curiosité se mêlant à la partie c’est un second souffle qui s’est installé. Il m’a fallu du temps pour m’aimer à nouveau et (accepter d’) être aimé.
Aujourd’hui, je me suis remarié, une nouvelle rencontre, pas un nouvel épisode, le même film qui continue, c’est la même vie… Cet amour m’a amené à quitter le sud de la France pour vivre en région francilienne… l’amour rend aveugle ! (Sourires)
J’ai dû rechercher un nouveau boulot. En 2019 j’ai passé le concours du CAPES Education musicale et chant choral et à partir de septembre je vais travailler dans un collège ou lycée d’académie de Paris.
Aujourd’hui je suis heureux et la cécité est le déclencheur qui m’a conduit vers le lâcher prise.
Est-ce que tu t’es senti « pas entendu » ?
Oui, pas entendu, pas écouté, pas compris aussi… mais peu importe, aujourd’hui j’ai appris à avancer avec les gens qui valident…
Comment vis-tu le regard des autres sur toi ?
Le regard des gens sur moi, aujourd’hui, il glisse, il ne m’altère pas.
Mais je crois que je vois ce que tu me demandes…
C’est toute la dimension de l’image, du sens de la vision qui se joue dans ta question. Que dit-elle de vrai, l’image ? De faux ?
Je reconnais aujourd’hui que mon regard est éteint que, dans le passé, il manquait cruellement d’équilibre, de retenue. En un coup d’œil naissait une analyse sommaire et le jugement était tellement proche, facile. J’ai spurement pu être cassant, blessant en posant sans réflexion des mots injustes, inadéquates. Il manquait des limites cadrantes au champ d’action de mon regard.
Aujourd’hui, je pars du principe que, en toute personne il y a du bon. Serai-je capable d’y avoir accès ? Une chose est certaine : je n’aurai plus d’interférences visuelles induisant une posture plus ou moins juste. J’ai compris que l’humain est bien plus subtil que ce qu’il montre. Le regard donne des informations tellement partielles…
Alors, dans dans ton cas on peut dire que « l’aveugle rend l’amour ! ? »
(Sourires) Je me projette aujourd’hui dans une démarche d’amour vers l’autre. Le mot à la mode est bienveillance. Je préfère parler d’amour bienveillant, c’est plus précis.
Il me semble que les médias formatent le regard des gens vers tout ce qui dysfonctionne. Ils nous transmettent une part de réalité, c’est leur rôle. Leur regard sur le monde qu’ils nous proposent de découvrir est-il respectueux du bon qui existe ailleurs et partout ? Pourquoi n’en parlent-ils pas, ou si peu ?
Je m’attache à faire ressortir tout ce qui marche bien autour de moi. C’est un peu en réaction au pessimisme général que l’on nous inculque. Attention, je précise que je ne mets pas en doute ce que la presse communique, ce que j’essaie d’exprimer c’est le fait que notre société, notre monde n’est pas uniquement ce que l’on nous présente.
Dans les écoles, on a des enseignants qui sont parfois de véritables héros mais personne ne s’en doute vraiment … Ils arrivent à mettre les enfants dit difficiles, terribles ou même handicapés, sur le chemin du savoir, avec tact et finesse. Quel dommage de ne pas s’inspirer de ce qui fonctionne au lieu de crouler sous ce qui dysfonctionne ! Certains enfants se bâtissent comme des pins des landes, grands, droits, mais d’autres comme des baobabs, sinueux, tortueux… lesquels sont les plus beaux ?
Revenons sur le lien avec HaudaCity : « L’inclusion » « Haudacieuse » … est-ce que l’inclusion c’est quelque chose qui te parle ?
Oui, j’ai été exclu de ma vie de voyant, et je ne l’ai pas vécue comme une fin, même si je ne suis pas passé loin du point final, mais aujourd’hui je suis inclus et j’ai la sensation d’avoir un horizon bien plus ambitieux et libre que ce que je pouvais avoir auparavant où j’étais contraint par une espèce de « dictature des images »
Je me sens inclus dans la vie, avant j’étais inclus dans un mode de vie, la modalité a sauté …
L’audace… penses-tu être audacieux ?
J’ai l’impression de l’être. Je le suis sans doute pour les gens qui ont une façon de lire la vie qui va dans le même sens que la mienne, mais peut être que pour les autres ça sera terriblement banal… mon quotidien, je l’habite avec du dynamisme et mon nouveau quotidien me ravit… je jubile de cette audace mais elle laissera probablement froid beaucoup de gens…
HaudaCity a pour but d’ « ouvrir le champ des possibles », qu’est-ce que cela évoque pour toi ?
Ouvrir le champ des possibles : c’est le plan de vie de tout le monde, ou du moins ça devrait l’être, chacun avec sa spécificité, sa culture, ses faiblesses, ses mœurs… Il faut juste avancer dans le sens du possible et viser l’épanouissement autant que le respect de chacun, handicapé ou pas…
Que peut-on faire dès lors qu’on a appris à « réchauffer le glaçon » dont tu as parlé tout à l’heure ?
A un moment, pour une période de ma vie, j’ai été un glaçon. Mais avec du travail, j’ai accepté d’être réchauffé à nouveau. Toutefois il y a beaucoup d’autres secteurs de ma vie où il y a des petits glaçons et je suis excité à l’idée de ce que je vais arriver à faire demain, quand ils auront fondu… Je suis curieux et j’ai envie de continuer ce chemin de découverte, dans le respect de qui je suis… favoriser la découverte en adéquation avec ce que je suis…