Laurent Nogatchewsky, le pianiste de rue
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Sa fiertéAvoir fait aboutir un projet atypique: aller jouer du piano dans la rue
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Que vous est-il arrivé ?
« Je suis né avec un glaucome, qui n’a été détecté que plusieurs mois après ma naissance. J’ai subi une greffe de la cornée de l’œil gauche, qui n’a pas fonctionné et j’ai perdu la vue tout de suite. L’œil droit conservait une vision résiduelle à 1/40ème environ. Pendant plusieurs années, la tension oculaire est restée stationnaire. A 14 ans, lors d’une séance sportive j’ai reçu un ballon sur l’œil droit, provoquant une reprise de ma tension oculaire, ce qui m’obligeait à augmenter de plus en plus mes traitements. »
Quel a été votre parcours scolaire ?
« J’ai fait ma scolarité en partie au centre de Lestrade, et ensuite en intégration dans le cursus normal du CM1 jusqu’en seconde. J’ai suivi mes cours en retranscription braille (effectué par le centre de Lestrade) pour les matières littéraires et pour les matières scientifiques, le gros caractère me suffisait généralement. L’année de seconde a été beaucoup plus difficile : l’adolescence, le rapport avec les autres, un manque de motivation… J’ai redoublé cette classe et malgré tout, poursuivi jusqu’à un bac scientifique, obtenu à 19 ans. »
Que s’est-il passé ensuite ?
« Après mon bac, ma tension oculaire ne diminuant pas malgré les médicaments, une opération, la trachéotomie, visant à réduire cette tension, a été tentée. Malheureusement pendant l’opération le nerf optique a été touché et j’ai complètement perdu la vue.
Cela a été très difficile, car je ne m’y attendais pas : à la base c’était une opération bénigne. Jusque-là je me contentais de mes 1/40èmes à l’œil droit, je distinguais les formes, je voyais les couleurs, je me déplaçais sans canne blanche, je lisais en gros caractère. Et du jour au lendemain, a 19 ans je me retrouve aveugle.
Pendant 2 ans je me suis replié sur moi-même, accusant le coup. Ensuite, j’ai pris conscience que ma situation ne changerait pas et qu’il fallait que je réagisse. J’ai commencé à prendre mes repères, avec l’aide du centre de Lestrade à Ramonville St-Agne. J’ai notamment appris à me servir d’une canne pour faciliter mes déplacements. Comme beaucoup de non-voyants, j’ai développé énormément ma mémoire. »
« J’ai rapidement pris conscience que pour les non-voyants l’approche du réel peut parfois être très chaotique. Je veux dire par là, qu’on peut vite avoir tendance à se réfugier dans son imaginaire, pour éviter de se confronter aux différents obstacles qui s’imposent à nous dans la vie quotidienne. Sans le vouloir, on peut facilement se concentrer sur la vie de l’esprit, au détriment du corps qu’on sent beaucoup plus fragile, quand on tombe ou qu’on se cogne par exemple. Le fait de ne plus du tout voir sa propre image dans un miroir doit jouer aussi, je pense. C’est pour ça, que je suis convaincu qu’une activité sportive régulière est très importante pour moi et mon équilibre personnel, pour garder une vraie conscience de mon corps, afin qu’il ne devienne pas un ennemi.
Cela me fait penser qu’il m’a fallu énormément de temps avant de me faire à l’idée de pouvoir encore plaire à une femme. Pendant plusieurs années, je me sentais diminué, et j’avais peur d’être rejeté à cause de ma cécité. C’est vrai que le handicap reste clairement un obstacle supplémentaire pour faire des rencontres amoureuses, mais ce n’est pas absolument rédhibitoire pour tout le monde.
En perdant brusquement la vue à 19 ans, il a fallu accepter d’être dans le noir 24h/24h, je ne me rendais pas compte de ce qu’était le noir absolu, et de ce que ça pouvait représenter de relativement oppressant parfois.
Malgré ce « noir omniprésent », je garde des souvenirs visuels du temps où j’y voyais, tout comme je rêve encore aujourd’hui en « images ». Même quand je me souviens d’évènements qui se sont passées alors que j’étais non-voyant, j’ai tendance à les visualiser, mon cerveau invente par lui-même des images qu’il plaque sur ces moments-là. Cela vient peut-être du fait que j’utilisais au maximum ma vision de l’œil droit avant l’opération.
Mais lorsque j’ai perdu la vue, ce qui m’a vraiment redonné le goût de vivre, c’est la littérature et la musique. »
Quand avez-vous été attiré par la littérature?
« En seconde, j’ai commencé à être attiré par la littérature, mais il me manquait une certaine maturité pour vraiment apprécier. A 19/20 ans, après mon opération, j ’ai beaucoup lu, des romans classiques ou contemporains. Ces lectures m’ont surtout apporté plus de consistance. Puis j’ai été attiré par l’écriture, et la poésie.
Vers 30 ans je me suis davantage intéressé à la philosophie., ce qui m’a aidé à relativiser sur l’existence. Je pense que la philosophie est un soutien pour affronter la réalité, faire face aux choses et essayer de les assumer telles qu’elles sont. Elle pousse à mettre de côté les émotions, pour se poser les bonnes questions, et d’appréhender autrement la vie.
Grâce à ça, je peux dire que je ne vis pas mon handicap comme un drame ou une injustice totale, même si c’est compliqué parfois bien sûr. Ce que je veux dire c’est que l’essaie de ne pas user mon temps et mon énergie à me lamenter sur quelque chose contre quoi je ne peux rien. C’est accepter de renoncer à certain nombre de choses, mais pour mieux investir tout ce qui reste, et qui est encore possible malgré le handicap. Et puis, le fait de perdre la vue m’a obligé à prendre de nouvelles directions dans la vie, et finalement j’ai découvert des univers, comme la littérature par exemple, que je n’aurais peut-être jamais pris le temps de découvrir sans cet accident. Il y a bientôt vingt ans que j’ai perdu la vue, et je ne m’informe jamais des progrès de la médecine pour éventuellement retrouver un peu de vision. Cela ne m’intéresse pas de vivre dans un espoir perpétuel. Je préfère tenter de vivre malgré tout, le mieux possible, avec ce que la vie m’a donné ou enlevé. Et je suis sûr que la littérature et la philosophie m’ont beaucoup apporté dans ce sens.
Aujourd’hui j’écris toujours, essentiellement des poèmes et des textes de chansons. j’ai participé à des concours de poésie et obtenu des premiers prix, ce qui m’a beaucoup aidé à prendre confiance en moi, et dans ma qualité d’écriture.
Mais pour équilibrer ce côté un peu intellectuel en analytique de la littérature, j’adore aussi la musique, qui est pour moi quelque chose de beaucoup plus immédiat et centré sur les émotions avant tout.»
De quel instrument jouez-vous?
« A 7 ans, mes parents m’ont proposé d’apprendre le piano. J’ai eu un professeur particulier pendant 12 ans. Pendant 6 ans, je n’ai pas beaucoup progressé, car je ne travaillais pas vraiment entre les cours. Je faisais de la musique sans vraiment beaucoup d’attirance et de passion. J’ai eu le déclic à 14 ans, quand un copain m’a fait écouter une compilation sur un CD. Ça été une révélation. J’ai découvert le plaisir d’écouter la musique, à l’époque c’était Jean Michel Jarre, Vangélis, c’était très loin de ce que je faisais au piano !!! Je me suis mis au synthétiseur, parallèlement au piano. Mon professeur de piano a accepté de me faire travailler des morceaux plus modernes, ce qui me parlait davantage. Cela m’a permis de ne pas lâcher le piano. C’est à 19 ans, quand j’ai perdu la vue, que je suis revenu peu à peu vers la musique classique.»
Qu’est ce que la musique vous apporte ?
« A 14 ans ça vraiment été une révélation, j’avais le sentiment que quelque chose s’ouvrait en plus pour moi dans ma vie, un « supplément d’âme », une ouverture sur la vie. Je me souviens à cet âge-là, quand j’ai été hospitalisé un mois, après le violent coup de ballon reçu à l’œil, qu’écouter de la musique m’a beaucoup aidé, en m’apportant de la force, en me permettant de relativiser par rapport à la souffrance physique ou morale que je pouvais ressentir à ce moment-là.
Depuis cette période, cela me permet de m’évader. Ecouter de la musique, libère des endorphines qui m’apportent une sensation de bien-être, un sentiment de plénitude, qui permet d’échapper au quotidien des fois un peu brutal. J’ai du mal à l’exprimer car la musique passe par les émotions et c’est difficile de mettre des mots dessus. Quand il m’arrive d’être stressé ou nerveux, jouer du piano m’apporte de l’apaisement, ce qui me permets de prendre du recul, et d’être moins centré sur mes problèmes. La musique agit comme un sas de décompression. Quand je joue, je me mets dans ma bulle de bien être, je me mets en retrait, et je laisse mes émotions s’exprimer. Et puis à un certain niveau, la pratique d’un instrument devient assez physique, et ça me plait. Cela peut ressembler un peu à l’entraînement d’un sportif, c’est le corps qui parle.
C’est au cours de mon adolescence que j’ai commencé à composer. Je n’avais pas de bases, je n‘ai jamais appris l’harmonie, mais je l’ai fait de manière très instinctive, et j’avais envie de composer, ça m’attirait. J’ai commencé par quelques notes, c’était vraiment les balbutiements.
A 20 ans, je suis rentré à l’école de musique de Ramonville. J’ai eu un professeur, qui était compositeur et qui m’a guidé dans mon travail de composition. Il m’a fait découvrir le jazz et j’ai pu composer mes premiers morceaux de Jazz pour l’orchestre de l’école. Je jouais les parties pianos et composait des morceaux pour l’orchestre d’une vingtaine de musiciens. Je me suis confronté à l’écriture pour un orchestre, et cela m’a beaucoup porté, parce qu’on m’a fait confiance, et que les musiciens semblaient apprécier.»
Et l’aventure de jouer du piano dans les rues ?
« En 2011 et 2013 j’ai enregistré en studio deux albums de chansons piano /voix, que j’avais écrits et composés. Ces albums m’ont demandé beaucoup d’investissement, mais le retour n’a pas été à la hauteur de l’effort fourni. Il m’était impossible à l’époque de jouer dans une salle, devant un public. Le trac me paralysait, si bien que je n’ai pas vraiment pu faire la promotion de mes albums.
Suite à cette expérience, Il m’a fallu trouver une alternative : pouvoir jouer le plus souvent possible face à un public pour combattre mon trac. En 2014, les pianos dans les gares existaient déjà, et l’idée m’est venu de jouer dans la rue. Le projet n’a pas été simple à concrétiser, surtout que je tenais vraiment à avoir un piano droit acoustique, et pas un clavier numérique, pour garder une certaine authenticité. Maintenant que tout est en place, cela me permet de jouer autant de fois que je veux, sans toute la lourde logistique d’une salle de concert à réserver.
Depuis 2015, j’installe mon piano dans une rue piétonne de Toulouse, rue Alsace Lorraine, tous les samedis après-midi, et parfois aussi le vendredi ou le dimanche. Ma volonté est de faire découvrir la musique classique au grand public, et de faire apprécier ce genre de musique à des personnes qui n’étaient pas sensibiliser au départ. J’ai travaillé un grand nombre de morceaux, me permettant de faire 3 concerts différents dans la journée. Au fil du temps, j’ai mes habitués qui sont là toutes les semaines, certains me demandent leurs morceaux favoris. Cela m’a permis de prendre confiance en moi, de travailler mon trac, car les passants sont libres d’écouter ou non. Je ne leur dois rien, et j’ai cette pression de résultat en moins, ce qui me permets de m’exprimer pleinement dans ma musique, de faire passer l’émotion.
J’apprécie beaucoup de jouer dans la rue, car on est plus près du public, c’est un lien social que l’on n’a pas toujours dans une salle. La concrétisation de ce projet m’a beaucoup apporté et m’a permis de faire de belles rencontres. Et puis on me contacte régulièrement pour me proposer des prestations dans des réceptions, des mariages, des restaurants, des cérémonies… c’est très valorisant. Et j’ai la chance d’avoir de bons retours, pour moi ça légitime cette continuité. Cette confiance et ce retour direct acquis dans la rue, m’a permis de faire mon premier concert dans une église, lors d’un festival en 2018 (voir lien)
Ce que j’apprécie quand je joue du piano, c’est que les gens écoutent ma musique et ne voient pas mon handicap. Souvent les gens s’aperçoivent que je suis non-voyant à la fin du concert. J’en retire une grande fierté, que l’on apprécie la musique pour ce qu’elle est et ce qu’elle leur apporte. Seul derrière mon piano, je ne le dois qu’à moi-même, j’en assure l’entière responsabilité. Je suis content car c’est mon travail qui passe avant le handicap. A contrario quand je me déplace dans la rue avec ma canne, c’est mon handicap qui est perçu en priorité.»
Vous avez d’autres projets ?
"Mon prochain objectif est de sortir un album en 2020, de mes compositions."
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